Merci la famille

05/10/2021

J’ai longtemps confondu absence d’empathie et intelligence.

Autant dire que lorsque ma religion m’a proposé une Purge, je n’ai pas beaucoup hésité. J’imaginais que, débarrassé de compassion et de sensibilité émotionnelle, mes facultés rationnelles se décupleraient. Je pensais même naïvement que c’était là les objectifs de l’OMR avec les Purges d’encroyants.

Ma sœur Cyriaque, avec son vocabulaire fleuri habituel, m’avait qualifié de « nouille tridimensionnelle en réalité augmentée » lorsqu’elle avait appris ce que je m’apprêtais à faire. Toujours mesurée et nuancée, elle m’avait répété à l’envi que la Purge, c’était « l’OMR qui coupait des mains afin qu’elles ne leur retournent jamais de tartes ». Je lui avais répondu qu’elle exagérait, et je le crois encore.

Mais je pense aujourd’hui qu’elle n’avait pas complètement tort non plus.

***

Au moment où j’ai terminé ma Purge, Cyriaque était encore jeune. Malgré sa précocité intellectuelle, elle n’avait pas dix-huit ans et n’était donc pas encroyée.

Mais il y avait sa maladie. Cette chose dont on ne savait rien, mais que Cyriaque persistait à appeler « ma pote », comme pour se la rendre moins dramatique, ou pour l’intégrer à sa vie, là où nous aurions aimé qu’elle la combatte et la traite en ennemie.

La religion de mon père, Feel Good Inc., possédait des centaines de milliers d’encroyés et avait développé un programme de santé entièrement basé sur le soutien psychologique et l’oubli des évènements traumatisants. Cyriaque avait suivi de longues formations au bonheur, on l’avait exhortée à « enfermer sa pote dans une petite boîte imaginaire et à ne plus jamais la laisser sortir ». Elle avait travaillé toutes sortes techniques pour ignorer la douleur et appris à sourire en toute occasion, si bien qu’un étrange rictus restait éternellement sur son visage encore si jeune.

Autant dire que rien de tout cela n’avait fonctionné.

La religion de ma mère n’était qu’une heresy-up sans beaucoup d’encroyés et avec la plus élémentaire des couvertures médicales : celle adossée au service minimal fourni de l’OMR.

À ce jour, personne ne savait donc de quoi souffrait Cyriaque, et encore moins comment l’en soulager. Derrière son sourire immobile se cachait de plus en plus de tristesse, et quelques crises l’ont même clouée au lit pendant des semaines. C’est dans ces moments-là qu’elle m’était le plus accessible. Le reste du temps, je la sentais fuyante, gênée de discuter avec moi. Elle semblait me trouver idiot, vain, mais avoir en même temps honte de ressentir cela. Sa maladie, dans ses pics, nous remettait à égalité.

Ce sont d’ailleurs lors de nos premières interactions après ma Purge que j’ai commencé à comprendre les conséquences de son mal. Lorsqu’autrefois je parvenais à sentir son embarras face à ma simplicité, je n’avais désormais plus qu’une colère sourde quant à la faiblesse de son sentiment et à tout ce qu’elle dévoilait de manquements en moi. Je souhaitais toujours l’aider, mais la haïssais de plus en plus à mesure que la pitié s’accumulait dans ses yeux noirs. Je pense que c’est cette aversion qui nous a menés dans cette situation, ou plutôt qui a permis que cette situation advienne. Et le pire, je crois, c’est que je n’arrive pas à m’en vouloir ; non, ça me met plutôt dans une rage folle.

***

Pour mieux comprendre la suite, je dois vous dire que je me suis encroyé à mes dix-huit ans chez Homeous. C’est une religion qui défend l’utilisation de l’homéopathie et des médecines douces contre les agressions extérieures. Je voulais offrir à Cyriaque une alternative, quelque chose de différent, mais en lequel je croyais. Je ne lui ai rien dit et, pour tout dire, Homeous n’avait pas très bonne presse à l’époque. La religion était sur le déclin et ils m’ont accueilli avec une sorte de bienveillance mêlée de pitié, comme s’ils venaient de voir arriver un nouveau matelot sur leur navire à moitié immergé.

Quand elle l’a appris, Cyriaque a vrillé. Elle a disserté pendant de longues heures sur la stupidité de ma décision, tant parce qu’elle trouvait Homeous débile que parce qu’elle ne voulait pas que je choisisse quoi que ce soit en fonction d’elle. À l’époque, je m’imaginais encore en héros incompris ; j’ai pris sur moi.

Comme Cyriaque refusait catégoriquement de se faire examiner par qui que ce soit de chez Homeous, j’ai dû ruser. Pendant quelque temps, j’ai observé ses symptômes auxquels personne ne comprenait rien : nausées subites, main de plus en plus faible, parties du corps qui gonflaient sous les inflammations, larmes incontrôlables, sueurs abondantes. Le plus difficile, durant cette période, était de voir la déchéance progressive de ma sœur. Parfois, je la surprenais au milieu de son activité favorite : le chant. Elle détestait que je l’entende à cause du déclin terrible de sa voix qui, claire et limpide, douce et aiguë, se transformait lentement en un râle qui ne perdait pas une occasion de dérailler. Je n’avais cure de ces petites, puis grandes, imperfections, mais elles trahissaient tant la mauvaise santé de Cyriaque que je ne pouvais pas me permettre de les apprécier. Lorsqu’elle se rendait compte que j’avais assisté à une session particulièrement catastrophique, elle me chassait dans un torrent de larmes qui, pour une fois, ne devaient rien à sa maladie.

Avec tous les symptômes bien dans un coin de ma tête, je suis allé voir une spécialiste d’Homeous.

Celle que j’avais prise pour une pointure de la médecine alternative dévouée à sa vocation de guérir des êtres humains s’est révélée être une personne tout à fait désagréable, avec qui la conversation a coupé court. Après que je lui ai listé les maux de ma sœur, ayant omis de dire que je ne décrivais pas mon cas personnel, elle m’a demandé :

– Vous êtes en parfaite santé, alors qu’essayez-vous de me dire ?

– Ce n’est pas pour moi, mais ma sœur Cyriaque est…

– Est-elle encroyée chez Homeous ?

– Non, mais elle n’a pas encore…

– Alors barrez-vous. Vous êtes novice ici, vous n’avez toujours pas compris qu’Homeous ne saurait soigner que ses fidèles, ceux qui ont souscrit au contrat médical de luxe que nous proposons. Sans la foi, point de guérison. Nous ne traitons que les esprits éveillés, et vous devriez secouer le vôtre qui m’a tout l’air endormi, cher… ?

– Ray.

– Ray. Qu’Homeous vous apporte tout ce dont vous avez besoin dans la mesure de votre foi. Au revoir.

Si à l’époque j’avais encore des doutes sur la raison pour laquelle Homeous était une religion sur le déclin, ils ont été dissipés après cette entrevue.

Je me souviens de la longue période de solitude qui a suivi. Je n’osais pas rendre visite à Cyriaque ni parler à mes parents de ce qui me traversait alors l’esprit.

Lorsque je suis sorti de ma léthargie, j’avais deux idées fixes en tête. La première était de m’engager en tant qu’encroyant chez Homeous. La deuxième de convaincre Cyriaque de s’encroyer dans ma religion.

Bien sûr, pour devenir un type Z, je devais suivre un processus de déempathisation : la Purge. J’ai formulé ma demande à l’OMR et j’ai obtenu un entretien avec Christophe de la Panisse, le Grand Parapharmacien. D’abord intimidé, j’ai ensuite enduré une sorte de malaise durant toute la conversation : malgré son ton chaleureux, de la Panisse regardait toujours légèrement à côté de mon visage, comme s’il récitait quelque chose et que ma présence n’altérait que très peu son discours. En plus de cela, un étrange strabisme et des pauses trop longues me l’ont rendu clairement antipathique. Il m’a déversé les avertissements d’usage qui, j’imagine, sont resservis à tous les futurs encroyants en phase de déempathisation :

– Vous devez avoir deux choses en tête, et bien les laisser mariner avant qu’ils ne vous fassent prendre votre décision définitive. La première concerne le processus de déempathisation. C’est un processus très douloureux. Pas sur le moment, mais pour le restant de votre vie. On confond souvent avec la désentimentisation, mais il n’en est rien. Vous continuerez à ressentir des choses ; beaucoup de choses ; principalement de la colère d’ailleurs. Mais vous ne comprendrez pas pourquoi les autres agissent de telle ou telle façon. Vous n’accorderez plus votre humeur sur celle de votre interlocuteur. C’est très pratique pour gérer une relation et cela évite les états d’âme, mais c’est dramatique pour votre équilibre personnel. Ah oui, et c’est un choix irréversible, mais vous le saviez probablement.

Il a laissé une pause, comme pour m’inviter à poser les questions qui me passeraient par la tête. Je n’en avais aucune, j’étais conscient des risques. Du moins le croyais-je à ce moment-là. Puis il a enchaîné :

– La deuxième chose concerne votre engagement futur. Il ne devra pas être une grosse part de votre vie : il doit être votre vie. Un encroyant le devient par foi et non pour une autre raison. Vous subirez les questionnaires psychologiques d’usage, conduits par l’OMR qui a tout intérêt à ce que les gestionnaires des différentes religions soient les plus sincères possibles. De notre côté, nous effectuerons une petite enquête pour déterminer votre sincérité. Préparez votre entourage, ils recevront peut-être des visites surprises.

Je ne m’y attendais pas. Après avoir donné mon assentiment à cette étrange requête, je me suis précipité pour voir Cyriaque.

À bout de souffle, j’ai ouvert la porte de sa chambre d’hôpital. Cette fois, aucune larme n’a point tant j’étais préoccupé par la chose à faire. La bonne chose à faire. Après l’avoir rapidement saluée, je lui ai présenté le problème, raconté ma volonté de déempathisation pour œuvrer à la croissance et à la diffusion de ma religion. J’ai senti son visage se couvrir de honte, puis de colère, alors que sa voix déficiente ne lui permettait pas de répliquer à mon débit furieux.

– … et donc s’ils comprennent ta situation, ils estimeront que je n’ai pas de vocation, mais seulement l’envie de sauver ma sœur chérie.

Elle a grimacé à cette qualification. J’ai continué :

– J’ai juste besoin que tu reviennes chez Papa et Maman le temps de l’enquête. S’il te plaît…

Elle a mis un peu de temps à recomposer son visage et à retrouver ses esprits. Je la sentais tiraillée, et au moment où j’allais la supplier à nouveau, elle a pris la parole d’une voix rauque et vibrante :

– Pas besoin de me supplier. Je vais le faire. Marre de cet hôpital délabré de toute façon. Serai mieux chez Papa et Maman malgré leurs commentaires. Et ta pitié.

J’allais l’embrasser de joie lorsqu’elle s’est empressée de rajouter :

– Par contre… Tu me dois une faveur.

– Tout ce que tu veux !

À ce moment-là, je n’ai même pas eu la présence de lui demander ce qu’elle désirait. Après tout, j’imaginais que la seule chose qu’elle pouvait souhaiter était de se débarrasser de sa pote, de revenir à une vie normale, quels qu’en soient les moyens. Et je venais d’en trouver un, de moyen, grâce à Homeous.

L’avantage de cette maladie que personne ne reconnaissait, c’était précisément que personne ne la reconnaissait. Cyriaque est parvenue sans trop de difficultés à faire illusion le temps de son entretien avec l’agent de l’OMR. Ce dernier ne semblait d’ailleurs pas mettre beaucoup de cœur à l’ouvrage. D’après elle, il s’est contenté de marmonner des questions stupides aux membres de ma famille et d’en noter les réponses lapidaires. Bien sûr, j’avais également prévenu mes parents qui n’ont pas évoqué la maladie de Cyriaque.

Quelques jours plus tard, mon calendrier personnel s’est automatiquement lesté d’un rendez-vous pour déempathisation la semaine suivante.

J’ai enfin eu le temps de réfléchir à ce que cela signifiait pour moi. Après avoir lu différents textes sur le sujet, quelques articles clandestins qui fustigeaient le procédé, mais desquels je n’ai tiré aucune réelle contre-indication, j’ai définitivement accepté de devenir encroyant d’Homeous.

Je savais suite à mes lectures que le procédé n’avait rien de douloureux, mais j’ai tout de même été surpris de la rapidité à laquelle on m’a délesté de mon empathie.

Après un scan qui a permis de cartographier mon cerveau, un médecin de l’OMR a calibré une sorte de sarcophage dans lequel je me suis allongé quelques minutes, le temps pour un laser invisible de trifouiller dans ma matière grise pour la « reparamétrer ». Si je m’attendais à une quelconque migraine ou même à un léger frémissement au niveau de ma tête, j’en ai été pour mes frais.

J’ai ensuite quitté la salle d’opération comme je suis venu, avec la certitude que rien n’avait changé pour moi, ou alors pour le mieux.

Je n’ai pas beaucoup revu Cyriaque après ma déempathisation. J’ignorais si elle était retournée dans son hôpital miteux ou si elle était restée chez nos parents. J’ai également oublié qu’elle se rapprochait rapidement de ses dix-huit ans.

Tout mon temps était consacré à Homeous. J’avais enfin accès au siège et j’ai pu faire la connaissance des treize autres encroyants. Lors de ma présentation, Christophe de la Panisse a fait un discours abominable qui se voulait encourageant et mobilisateur. Sans vraiment s’en soucier, il a récupéré pour toute réponse un concert de bâillements qui a été mon premier choc post-déempathisation. Je regardais les gens décrocher leurs mâchoires, et rien ne me poussait à en faire autant. C’était comme s’il me manquait un mécanisme élémentaire. J’ai ressenti une terrible frustration à ce moment-là, et je me suis retenu de ne pas envoyer valser ma paume contre le dossier de la chaise devant moi. Je vivais également les prémices de mes nouvelles phases colériques.

Malgré le discours hypnotisant, quelques encroyants ont fait l’effort de me saluer avec une chaleur toute conventionnelle. Je n’y lisais aucune sincérité.

Éliane s’est démarquée : elle était sèche et osseuse, avec un corps trop grand pour être correctement maîtrisé. Chacun de ses mouvements respirait l’énergie et le chaos, comme si elle allait se démembrer à tout moment. Elle parlait avec d’amples gestes et une condescendance terrible qui m’ont fait décrocher de sa longue présentation dès les premières secondes. Elle n’en a rien remarqué, persuadée que je l’écoutais avec intérêt parce que je hochais la tête à intervalles réguliers.

Peut-être n’aurais-je pas dû, car cette politesse lui a fait croire que j’étais la seule personne à Homeous disposée à converser avec elle plus de quelques minutes. Non seulement elle a continué à régulièrement m’assommer de ses longs monologues, mais il a également été décidé que je formerais une belle « équipe-choc » avec elle pour proposer un remède au déclin d’Homeous.

Le Grand Parapharmacien nous a collé une consultante de l’OMR, Sarah Prat, une soi-disant spécialiste des religions médicales en difficulté, et nous nous sommes lancés dans un marathon de réunions.

Il y a été question de plusieurs stratégies dans lesquelles je ne plaçais pas beaucoup d’espoir. Faire une campagne de dons auprès des sympathisants pour financer une grande opération marketing. Nouer un partenariat avec des religions axées sur la recherche pour valider nos traitements dans la prestigieuse revue scientifique de l’OMR. Diffuser l’idée d’un mal-être de l’époque que seule Homeous pouvait guérir grâce à son avant-gardisme sur les remèdes psychiatriques à base d’inhalations et de caresses sensorielles.

Nous avons échafaudé des plans à partir de ces stratégies, mais quelque chose allait toujours de travers. Au bout de quelques longues semaines de réflexions vaines, j’étais prêt à jeter l’éponge et allais annoncer mon découragement à Éliane, quand Sarah a sorti un dernier atout de sa manche :

– Je vois qu’on n’avance pas avec les solutions traditionnelles. Pardonnez-moi de vous parler franchement, mais votre problème c’est que votre foi est dure à avaler. Rien ne prouve ce qu’Homeous apporte et la tendance va plutôt contre vous, avec des religions médicales bien installées avec des socles scientifiques stables. J’ai pu aider quelques heresy-up qui proposaient une nouvelle formule de soin révolutionnaire, mais qui n’arrivaient pas à se faire connaître. De votre côté, il vous faudrait plutôt vous rapprocher des succès religieux historiques.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ? a demandé Éliane.

– Un martyr. Mais au sens moderne du terme. Pas question de sacrifier l’en d’entre vous, ça diminuerait encore votre nombre famélique, et surtout ça n’aurait strictement aucun impact sur le reste de la population, car vous n’avez pas le moindre reach à l’heure actuelle.

Éliane a semblé illuminée par cette nouvelle proposition. Sarah a repris en me fixant :

– Ray, vous avez une sœur atteinte d’une maladie inconnue.

Je n’ai même pas cherché à nier, mais j’ai accusé le coup d’un silence coupable.

– Bien sûr que nous sommes au courant, Ray. Cyriaque Joubert est admise à temps plein dans l’hôpital athée de la ville et elle vient de se faire amputer d’un pied : difficile de passer à côté d’un tel évènement lorsqu’on travaille à l’OMR.

Je me suis demandé comment ils avaient pu passer à côté lors de leur enquête. Étaient-ils vraiment passés à côté, d’ailleurs ? Je ne savais pas grand-chose de l’OMR, à part qu’une espèce d’ordre sortait du chaos administratif qui semblait la constituer.

J’ai continué à me taire, intrigué d’avoir la confirmation que Sarah venait bien de proférer l’énormité que j’imaginais. Elle a immédiatement poursuivi :

– D’après les symptômes, elle n’a pas non plus une longue vie devant elle. Vous rendriez service à votre jolie religion sans faire de mal à personne ; ou presque, parfois il faut bien soulager de la souffrance.

Je n’en revenais pas. Beaucoup de gens confondent encore la déempathisation avec l’absence de sentiments. Comme si on pouvait me demander de sacrifier ma sœur comme un robot sans émotion, tout ça pour une religion que j’avais rejointe spécifiquement pour la sauver. La colère est montée en moi. J’étais outré qu’on puisse imaginer une telle lâcheté chez moi. Et pire que tout, j’étais incapable de rentrer en empathie avec Sarah et de comprendre comment elle avait pu en arriver là. J’avais complètement occulté Éliane dont je ne percevais absolument plus rien.

– Vous êtes tarée. Je ne vais pas sacrifier Cyriaque pour Homeous !

– Et votre vocation ?

Je commençais à la trouver sournoise et j’ai noté de me méfier de tout ce qu’elle dirait à partir de maintenant. Pas assez, pourtant… Elle a continué :

– Allons, je ne vous demande pas de commettre un meurtre, mais considérez plutôt ceci. Cyriaque n’est pas encore encroyée. Vous la convainquez de s’encroyer dans une des grandes religions médicales puis, en espérant qu’ils ne trouvent pas de quoi elle souffre…

– … Comment ça ? J’espère au contraire qu’ils trouveront !

– De toute façon, elle a plus de chance de guérir en s’encroyant dans une grande religion médicale qu’ici à Homeous, avec tout le respect que je dois à votre religion.

Elle avait touché un nerf sensible. De plus en plus, je réalisais l’absurdité de mon encroiement chez Homeous. Ce que je considérais comme la dernière chance pour Cyriaque me semblait désormais une erreur de jugement manifeste. Mais je ne pouvais plus revenir en arrière. Des larmes me venaient lorsque Sarah a enfoncé le clou :

– Donc c’est gagnant-gagnant : soit votre sœur est guérie et vous êtes heureux, soit par malheur sa religion ne trouve pas de remède, et alors Homeous peut activer le plan martyr qui consiste à diffuser partout l’image de Cyriaque, morte à cause des méthodes médicales douteuses des grandes religions, puis annoncer connaître la vraie nature de sa maladie et être en mesure de la soigner. Personne n’ira vérifier quoique ce soit, il s’agit de jouer sur les émotions des foules et sur la méfiance de tout ce qui est conventionnel et a du succès.

Je crois que j’ai accepté. Je ne savais plus où j’en étais. Éliane n’a même pas donné son avis ; pas par compassion pour moi — ce mot devait déjà être banni de son vocabulaire avant sa déempathisation —, mais parce qu’elle sentait instinctivement que cette affaire me concernait moi et moi seul. Et un peu Sarah puisqu’elle en était l’instigatrice.

Après de longs jours à me demander comment j’allais aborder la question avec Cyriaque, je me suis jeté à l’eau. Je suis allé à l’hôpital et j’ai vu une étrangère. Oh, elle n’avait pas changé. Pas tant que ça en tout cas : son pied en moins ne modifiait pas son visage et sa voix ne s’était pas tant dégradée depuis la dernière fois. Mais j’avais perdu, en même temps que mon empathie, une connexion privilégiée avec elle. Je ne pense pas que l’on se soit jamais bien entendu, mais on avait au moins ça en commun : on se comprenait l’un l’autre et ça nous suffisait la plupart du temps, peu importe notre avis profond. Rien de tout cela désormais, et Cyriaque s’en est immédiatement rendu compte. Dès qu’elle m’a aperçu, elle a murmuré :

– Tu n’es pas mon frère.

Et je sais que ce n’était ni par fiel, ni une phrase qu’elle avait préparée pour le moment où elle allait revoir son frère absent depuis trop longtemps. Elle avait l’air triste ; en tout cas ses joues se sont empourprées et ses yeux sont devenus vitreux. Ça ne m’a rien fait.

Pour la première fois, je pouvais la décrire : ce n’était plus ma sœur, Cyriaque, mais une fille en sortie d’adolescence, trop prête pour l’âge adulte. Elle avait un visage ovale, tout en lignes arrondies et encadré par une énorme touffe de cheveux frisés. Son menton, lui aussi courbe, comme une petite bourse sous sa bouche, tremblait.

Je m’en voulais de ne rien ressentir face à sa détresse, je ne comprenais pas pourquoi ma gorge ne se serrait pas, pourquoi je n’avais pas envie, comme avant, de la prendre dans mes bras. J’avais besoin de hurler qu’elle non plus, elle n’était plus ma sœur, mais un dernier instinct préservateur m’en a empêché.

J’avais potassé mon sujet et je ne me suis pas embourbé dans des discussions inutiles sur son état de santé, sa forme du moment ou sa relation avec le personnel soignant quasi inexistant de cet hôpital catastrophique. J’ai essayé de rester le plus gai possible :

– Le mois prochain, tu vas devoir choisir une religion ! Tu sais, j’ai un peu réfléchi pour toi et…

– T’embêtes pas Ray, je…

– … Laisse-moi finir ! C’est important ! J’ai dégoté quelques religions médicales qui pourraient t’aider à vaincre ta maladie là.

– Ma pote…

– Oui ta pote insupportable. Les deux meilleures à mon sens, c’est Hypocrate Inc., dans laquelle tu es sûr d’être accueillie dans un des nombreux hôpitaux de grand standing, et en plus ils acceptent toujours des encroyés sans trop de conditions ! Ensuite il y a Frontières & Médecine, dont les services sont un peu moins avancés, mais tout aussi solides et ils demandent encore moins de contreparties de la part de leurs encroyés !

– Ray !

J’ai été surpris par son ton impérieux, et je me suis tu. Elle a repris :

– Tu te souviens que tu m’avais promis « n’importe quoi » en échange de mon silence lors de l’enquête de l’OMR ? Eh bien il est temps de tenir ta promesse : je ne veux pas que tu te mêles de mon encroiement. J’ai déjà décidé et je vais m’encroyer chez Vox Dei.

– Ne me dis pas que tu vas sacrifier ta santé pour cette sombre religion sur… le chant ?

– Et alors ? C’est ça que je veux, et je crois que ma pote le veut aussi. Elle a arrêté de défoncer ma voix depuis qu’elle m’a pris un pied, et je peux recommencer à chanter presque normalement…

J’ai vu rouge. Je ne comprenais pas son choix, j’ignorais pourquoi elle ne souscrivait pas à mon plan — au plan de Sarah —, et surtout je me retrouvais complètement désemparé, sans arme, avec mon empathie déficiente, pour la convaincre. J’avais toujours su obtenir plus ou moins ce que je voulais d’elle en incarnant le grand frère un peu bête qui l’attendrissait. Mais je ne savais désormais plus quelle partition jouer, j’avais perdu mon oreille émotionnelle. De rage, j’ai balancé mon poing contre le panneau de la porte qui s’est creusé sur un bon centimètre. Puis j’ai regardé mon point écarlate dans lequel des petits vaisseaux avaient éclaté.

Je me suis retourné vers Cyriaque et j’ai lu la peur dans ses yeux

Elle n’avait jamais eu peur de rien : ni de mes parents, ni de la vie, ni de sa pote. Pour la première fois, je voyais ma petite sœur terrifiée, et j’étais la cause de cette terreur.

Je me suis enfui en courant.

La suite, je l’ai faite pour elle, et je ne m’en justifierai jamais assez. Cette histoire, je l’ai déjà écrite et je la réécris régulièrement parce que j’ai besoin de l’analyser : j’ai perdu toute autre grille de lecture. Je mobilise les souvenirs pour savoir dans quel état d’esprit j’étais à ce moment-là et ce qui m’y a amené.

J’avais une connaissance chez Vox Dei. Pas une relation intime ni même proche, mais l’ami d’une amie de Cyriaque que j’avais rencontré au cours d’une soirée. Nous avions aussi bien accroché que deux personnes peuvent superficiellement accrocher, si bien que nous étions encore en contact très irrégulier.

Je lui ai fait miroiter des retrouvailles sympas autour d’un verre. Il était devenu encroyant et cette agréable alchimie qui nous avait rapprochés lors de notre rencontre, cette tension amicale qui ne demandait qu’à être explorée, avait complètement disparu. J’en étais un peu désolé, mais cela m’a facilité la tâche, puisque la conversation s’est rapidement tarie. Je lui ai exposé le problème avec Cyriaque, le fait qu’elle allait s’encroyer au détriment de sa santé et qu’il fallait absolument faire barrage à sa lubie enfantine.

J’ai d’abord cru qu’il ne m’aiderait pas. Il a déballé le refrain classique sur l’autonomie de tout un chacun et sur l’importance de ne pas influer, hors propagande, sur les choix d’encroiement. Je lui ai soutenu que c’était un cas de force majeure et qu’il s’agissait de protéger Cyriaque contre elle-même et contre la folie qui la consumait peu à peu. Je crois qu’il y a été un peu sensible.

Il a accepté de m’aider.

Et il l’a fait. Du moins les évènements en attestent, car je ne l’ai pas revu depuis.

En revanche, Cyriaque est venue me trouver le lendemain de son encroiement théorique. Elle était furieuse et avait sans doute compris ma petite combine. Elle a débarqué chez moi, rouge comme jamais, brandissant une béquille et s’appuyant sur une prothèse de fortune qui m’a brisé le cœur. Elle faisait de larges mouvements de tête, comme toujours quand elle s’énervait, et ses cheveux se déplaçaient comme un flan autour de son visage :

– À quoi tu joues Ray ? Tu veux ruiner ma vie ?

J’ai feint la surprise ; j’étais étonné de voir à quel point le mensonge, qui m’était inaccessible auparavant, était devenu d’une facilité déconcertante. J’imagine que c’est cette a priori impossibilité qui a déstabilisé Cyriaque. Je ne pense pas qu’elle m’ait cru, mais le doute s’est suffisamment immiscé en elle pour qu’elle ne m’accable pas.

Elle s’est effondrée sur un pouf et m’a expliqué :

– Je ne peux pas m’encroyer chez Vox Dei. Pas assez de place et trop fragile, ils ont dit. J’avais pourtant appris à marcher sans ces saloperies pour faire bonne figure lors de l’entretien. Peut-être que ma voix a pris plus cher que ce que je croyais. Non ?

Elle me regardait en me suppliant de lui donner une raison. Je ne m’en suis pas ému et ça m’a mis en colère. Peut-être parce que j’ai eu l’impression qu’elle essayait de me manipuler et que je pouvais enfin voir clair dans sa combine. Peut-être aussi parce que je n’étais plus capable d’expérimenter la moindre connexion avec ma propre sœur.

J’ai décidé de jouer sur la corde sensible :

– Ils ont de très bons traitements pour la voix chez Hypocrate Inc. Et une grosse force de recherche. Peut-être qu’ils arriveront plus rapidement que tu crois à te débarrasser de ta pote. Si tu n’y vas pas, ils ne pourront jamais la connaître ni l’étudier de toute façon. Tu t’encroies chez eux, et rien ne t’empêchera de chanter en loisir plus tard, quand tu seras guérie !

Elle a semblé réfléchir quelques secondes, mais je pense que sa décision était prise depuis longtemps : faute de choix et parce qu’elle n’était pas prête à embrasser le nihilisme. Elle avait trop peur du jugement des autres, et cette petite étincelle de conformisme l’en empêchait malgré ce qu’elle avait souvent clamé.

Comme prévu, elle s’est encroyée chez Hypocrate Inc.

Éliane m’a marmonné une vague félicitation lorsque j’ai annoncé la nouvelle, et Sarah m’a offert un grand sourire. Mais je n’étais pas du tout accordé avec elles : de mon côté j’espérais de tout cœur que le plan échoue. Je m’en moquais un peu d’Homeous. Sarah a cessé de travailler avec nous, nous a souhaité bonne chance pour l’application du plan et est partie aider une autre religion en difficulté. Nous n’avions plus besoin d’elle et aucun indicateur de temps concernant ce plan stupide.

Quelques années ont passé, je me suis éloigné de Cyriaque. Je ne ressentais plus vraiment la nécessité de prendre des nouvelles. Elle se battait face à la maladie, d’après ce que m’ont dit mes parents. Incapable de renoncer, elle a perdu une main, puis le deuxième pied, et ses poumons ont commencé à la faire souffrir atrocement. Hypocrate Inc. ne faisait pas vraiment d’efforts pour étudier son mal : Cyriaque était la seule contaminée connue et ça ne valait pas le coup d’y consacrer de l’énergie. Par contre ils sont parfaitement arrivés à atténuer sa douleur et à faire en sorte qu’elle vive décemment.

C’était pour ainsi dire le pire pour moi : une situation entre sa rémission totale et l’application du plan de rédemption d’Homeous qui ne me satisfaisait pas du tout. Comme personne ne semblait vouloir faire d’effort vers la guérison, j’ai décidé un jour d’accélérer un peu l’utilité de ma sœur. Je n’avais pratiquement plus aucun lien avec elle, le peu de nouvelles que j’en obtenais me mettait dans une colère noire que j’avais de plus en plus de mal à dissimuler devant mes parents. La solution rationnelle consistait donc à forcer le destin, comme me l’avait dit Sarah Prat.

J’en ai parlé à Éliane qui, au lieu de m’encourager, a soupiré de soulagement en ahanant qu’elle se demandait bien quand je me déciderais enfin à agir.

Je n’avais plus qu’à choisir un mode opératoire. Comme elle avait de plus en plus de difficultés à respirer, peut-être que…

 
 
 
 
 
 
 
 

Les personnages

Ray Joubert

Ray Joubert a toujours été considéré par sa sœur Cyriaque comme quelqu’un de simple. Lui n’y voit aucune insulte, mais plutôt une forme de sobriété dont il est particulièrement fier.