Elpaco n’était pas à proprement parler encastré dans la norme. La première chose qui choquait chez lui était son strabisme accentué par des cernes creusés à la pelle. Un rapide coup d’œil permettait également de remarquer qu’à sa main gauche manquait le majeur. Mais, plus que tout cela, rien ne préparait un esprit conformiste à la vue du halo vaporeux qui entourait son crâne : constituée de paille et de crin, sa chevelure formait comme un nid au-dessus de son visage émacié. Aussi ne s’étonnait-on pas de voir, de temps à autre, une buse qu’il appelait La Buse se poser à l’endroit où une ébauche de calvitie lui avait aménagé un perchoir douillet.
Mais rares étaient les gens conventionnels qui pouvaient se targuer d’avoir aperçu Elpaco. Et pour cause : il habitait dans les confins du Mercantour, au sein d’un ancien hameau d’alpage dans lequel il occupait la plus petite et la plus délabrée des masures. Loin de tous, de la civilisation et des religions, il égrainait les jours sans se soucier de respecter le moindre règlement.
Il cultivait les pommes de terre, les raves, les framboises et les lentilles. Un mince filet d’eau, résidu bientôt épuisé des fontes des neiges de jadis, lui fournissait tout le liquide potable dont il avait besoin : il ne buvait pas d’alcool et le fabriquait encore moins. Même s’il savait s’en défendre, il abhorrait tuer les animaux et se contentait, de temps à autre, de rassasier sa faim de carne par quelque morceau faisandé qui trainait au bas d’un éboulis. Il faisait alors sécher les lambeaux crispés dans une cave de fortune creusée à flanc de montagne.
L’on pourrait croire sa solitude totale, mais une femme sans âge venait régulièrement crécher dans l’alpage, dans l’ancienne bergerie qui revêtait désormais tous les charmes d’un luxueux chalet. Muette, elle possédait un nez rouge vif déposé sur un visage blafard comme un œuf d’oie, si bien qu’Elpaco l’avait affectueusement nommée La Gnôle. Il appréciait sa compagnie silencieuse et aimait partager quelques-unes de ses tâches avec elle.
En résumé, personne n’emmerdait Elpaco, et il n’emmerdait personne.
Pourtant, un agent de l’OMR se présenta un jour à l’alpage.
Il avait parcouru les quelques kilomètres séparant la route de la masure d’Elpaco à pied, avec ses chaussures cirées et son costume bleu marine impeccable. Croyez-le ou non, l’homme — si c’en est un ! — parvint au hameau sans imbiber ses vêtements de la moindre goutte de sueur.
La Gnôle le regarda de ses yeux médusés tandis qu’il grimpait les marches de pierre jusqu’à la cabane d’Elpaco.
Ce dernier patientait sur le seuil, comme s’il attendait depuis toujours cette visite. La Buse se percha dans son nid chevelu au moment où l’agent se présenta, main tendue.
— Hé, l’OMR, salua Elpaco de son habituelle voix fluette.
— Monsieur Réginald Pastrecco. Enchanté.
— Elpaco.
— Pour moi, cela sera Réginald Pastrecco.
— Alors, adieu.
Il se retourna et s’apprêta à entrer dans sa masure quand l’autre reprit :
— Elpaco, alors, si vous y tenez.
Elpaco se ravisa et La Buse piailla de satisfaction.
La Gnôle s’approcha lentement, sa curiosité défiant sa timidité. Personne ne sembla la remarquer : elle n’était qu’un élément mouvant du décor.
— Alors, l’OMR, que me vaut le déplaisir de ta visite ?
— Vous tutoyez tout le monde ?
— Quand on tutoie les plus hauts sommets, on ne vouvoie pas ceux qui grouillent à ses pieds.
La Gnôle ricana malgré elle tant la voix grêle d’Elpaco tranchait avec la saillie sévère et grandiloquente. Quelques hurlements stridents de La Buse ajoutèrent toutefois un peu de force à la réplique.
L’agent de l’OMR ne se démonta pas, comme s’il s’était attendu à trouver là quelque hurluberlu.
— Monsieur Elpaco, vous avez déclaré il y a de cela vingt-sept ans la création d’une hérésie qui comporte aujourd’hui… deux membres.
Il se retourna subitement et lança un long regard scrutateur à La Gnôle, laquelle s’immobilisa comme si le moindre mouvement risquait de lui faire perdre un jeu imaginaire.
— Vos données sont impressionnantes de précision, nous sommes en effet deux membres actifs, La Gnôle et moi-même, encroyants chez le Dahut des Monts, une religion que j’ai fondée il y a de cela vingt-sept ans.
— Le Dahut des Monts, comme vous dites, ne comporte à ce jour aucun encroyé…
— Si vous faites abstraction de La Buse…
— … aucun encroyé, disais-je, en plus des deux encroyants que vous avez évoqués. L’OMR vient de publier un décret visant à éviter que ne soient créées des hérésies qui, sous couvert de religion bien déclarée, cachent bien souvent des camps de nihilistes.
Elpaco porta la main à sa bouche et feignit l’indignation.
— Si vous me soupçonnez de la moindre escroquerie administrative, je crains que vous fassiez fausse route, l’OMR. La Gnôle ici présente et moi-même pouvons vous confirmer notre foi inénarrable dans le Dahut, notre seigneur et maitre, ainsi que notre respect des coutumes que notre encroiement nous impose, même en tant que têtes pensantes de notre clergé.
— Vous m’en voyez ravi, monsieur Elpaco. Aussi ne verrez-vous aucun inconvénient à ce que, comme l’exige le nouveau décret, nous ouvrions votre hérésie aux encroiements et que nos conseillers aiguillent vers vous ceux qui sont le plus… susceptibles de correspondre au culte du Dahut des Monts.
Le ton assuré et narquois de l’agent de l’OMR fit douter Elpaco quelques secondes. Il essaya de se convaincre qu’il n’y avait là aucun piège : qui viendrait se perdre dans les tréfonds du Mercantour pour s’encroyer dans une religion rendue la plus obscure et fantaisiste possible afin d’obtenir la paix conjointe de l’humanité et de l’OMR ?
— Je n’y vois aucun inconvénient. Le Dahut des Monts accueillera avec plaisir tout nouvel encroyé, et nous serions ravis de voir grandir la grande communauté des enfants du Dahut.
L’agent de l’OMR sourit. Après un formel « adieu », il reprit le chemin vers la route et l’urbanisme débridé. Il cueillit un cynorhodon en fanfaronnant :
— Et merci pour la framboise !
Il porta la petite baie à sa bouche et comprit vite que ce n’était pas là une baie succulente. Tout à son honneur et à sa sortie spectaculaire, il avala néanmoins le fruit et manqua s’en étrangler.
Il s’effaça dans un tourbillon de couleurs violettes et cramoisies, son visage se mêlant parfaitement aux prémices du ciel crépusculaire.
Ce soir-là, La Gnôle passa beaucoup de temps avec un Elpaco préoccupé. Il mâchonnait une rave crue sans s’apercevoir qu’il ne l’avait ni lavée ni épluchée, et ne réagissait pas plus lorsque des petits gravillons crissaient entre ses dents. Il se contentait de cracher à intervalles réguliers quelques fragments blanchâtres qui pouvaient tout aussi bien être des éclats de salive que d’émail.
Il n’avait pas besoin de verbaliser ses états d’âme : ses expressions faciales se traduisaient facilement. Ses sourcils, ses pommettes, sa mâchoire et son nez possédaient des libertés de mouvement insoupçonnées qui constituaient les syllabes des mots d’un dictionnaire très complet que La Gnôle avait fini par connaitre par cœur.
Elpaco était tourmenté.
Il avait eu la certitude de trouver quelque tranquillité dans sa cabane de Mercantour. Lorsqu’il avait annoncé son intention de déménager, on l’avait tant conspué qu’il imaginait mal qui pouvait bien avoir envie de le rejoindre. Et c’était très bien comme ça.
Le Dahut des Monts lui avait permis de définir les règles qui lui plaisaient pour une vie confortable et il n’avait affaire à d’autres religions que pour quelques transactions commerciales : il vendait des sacs entiers de patates et de pains de pommes de terre croustillants contre quelques électrons et le matériel qu’il ne pouvait pas fabriquer lui-même.
Pourtant, il sentait venir la fin de l’équilibre qu’il avait trouvé — ou plutôt qu’il avait contribué à mettre en place.
L’inéluctable ne se manifesta cependant pas avant un moment. Entre deux récoltes de baies et quelques confitures, Elpaco eut même un peu de temps pour rafistoler le toit fuyant de sa masure. La Gnôle était redescendue à la ville pour quelques jours. Il n’osait lui avouer, mais il appréciait ses petites virées urbaines presque autant qu’il appréciait sa présence à l’alpage. Il avait appris à éprouver une joie féroce à toute occasion de solitude, et son cœur ne semblait se desserrer d’angoisse que lorsqu’il n’avait nul humain avec qui interagir.
Il profita d’une journée particulièrement belle pour s’offrir une randonnée dans le vallon. Il prisait la tranquillité du ru qui serpentait entre la face nord rocailleuse et escarpée et la face sud à l’herbe déjà jaunie, bosselée par les pierres lisses. C’est là qu’il avait autrefois recueilli La Buse, blessée par quelque charognard concurrent et gisant juste à côté du cadavre d’un des derniers bouquetins du massif.
Dès qu’Elpaco s’aventurait dans le vallon, La Buse cessait ses ronds célestes pour se poser dans son nid chevelu, comme si elle retrouvait une sorte de dépendance envers celui qui l’y avait sauvée.
Elpaco fit quelques ablutions rapides dans l’eau désespérément tiède du torrent, songeant avec amertume qu’il serait probablement à sec avant la fin de l’été, comme les années précédentes. Il dormit quelques minutes d’un sommeil agité au pied d’un noisetier, mais ne s’attarda point. Serré d’un pressentiment qui refusait de le quitter, il entama sa redescente vers l’alpage. Ses sens étaient aux aguets comme lorsque, par quelques vrombissements lointains et quasiment inaudibles, un orage s’annonçait. Pourtant, rien ne présageait une tempête : aucun nuage noir à l’horizon et un air paisible.
Il comprit l’origine de son inquiétude lorsqu’il déboucha au niveau du verrou glaciaire. Le coude franchi, les clameurs commencèrent à atteindre ses tympans. La Buse prit son envol, non sans planter quelques millimètres de ses griffes dans le crâne de son maitre. Le boucan s’élevait sans aucun doute de chez lui.
Elpaco arriva en vue du hameau enduit de sueur et de colère.
En bas, l’on ne distinguait presque plus le chemin qui montait depuis la route sous la longue procession. Ils étaient plusieurs dizaines, chargés comme des mulets, à atteindre l’alpage. Croyant d’abord à quelque groupe de randonneurs ou à des membres d’une religion inconnue entreprenant un pèlerinage vers le-Dahut-sait-où, il se résigna petit à petit : c’étaient là des nouveaux fidèles venus s’encroyer chez lui.
Elpaco rassembla ce qui lui restait de souffle et dégringola terre, buissons et pierrailles jusqu’au petit hameau.
Ça grouillait, ça bruissait, ça gueulait, ça graillait et ça glougloutait. La plupart des masures abandonnées subissaient déjà un rafraichi par les plus motivés qui grattaient, désherbaient, pelletaient et récuraient. Ils avaient tous et toutes l’air enfantin de ceux qui s’essaient à une nouvelle vie, moment auquel il convient d’excéder d’enthousiasme pour s’éviter les affres psychologiques du changement.
Elpaco regardait tout ça d’un œil mortifié, incapable de s’aventurer à moins de cent mètres de la frénésie. Envolée, la tranquillité des mois légers. Perdue, l’âpre solitude des mois cotonneux. Brisée, la fournaise décapante des mois brulés. Il faillit débagouler de dépit, mais ce fut finalement la colère qui le gagna. Il marcha d’un pas décidé vers le hameau et hurla de sa voix haut perchée :
— Qu’est-ce que vous fichez là ? Cet alpage n’est pas à vendre !
La Buse ajouta quelques piaillements stridents de son cru.
S’ensuivit un brouhaha terrible qui résonna jusques aux monts environnants. S’il percevait ici quelques hourras, là quelques imprécations, Elpaco ne comprenait rien aux sons que la foule lui jetait. Il s’écria à nouveau :
— Désignez-moi un porte-parole !
Un petit homme replet, poilu de partout sauf du crâne, vint à sa rencontre. D’un geste impérieux de la main, il fit taire les autres, puis il s’adressa à Elpaco :
— Grand des Monts, Serviteur du Dahut, voici de nouveaux fidèles.
— Fidélisez tant que vous voulez, vous ne pouvez pas rester dans cet alpage ! Seule La Gnôle et moi-même y résidons.
— Sauf votre respect, il est clairement indiqué dans vos commandements que tout encroyé chez le Dahut des Monts se doit de vivre dans ce hameau du Mercantour.
Elpaco en avait oublié ses commandements.
Commandement Un : Le Dahut des Monts, comme son nom l’indique, vit dans la montagne. Tous ses fidèles, de par leur aveugle admiration, doivent adopter ce mode de vie et se réunir dans l’Alpage du Mercantour où réside le Grand des Monts.
La stupeur le frappa lorsqu’il se rappela, petit à petit, toutes les âneries qu’il avait écrites, croyant faire là preuve d’esprit. Voilà que ce petit moment d’amusement, qu’il avait pris pour un pied de nez à l’OMR, allait lui couter cher.
Il fondit en larmes.
Commandement Deux : L’animalité est le fondement du fidèle du Dahut des Monts. Comme l’être humain ne saurait revenir à une bestialité perdue à grand renfort de technologie civilisatrice, chaque encroyé se doit de trouver, d’adopter puis d’aimer un familier animal de son choix.
Le lendemain, tous les encroyés se mirent en quête, comme leur nouvelle religion les y obligeait, d’un familier. Ils se séparèrent ainsi en grappes et parcoururent la montagne, parfois à grand peine vue leur inaptitude à tout ce qui approchait de près ou de loin à une activité physique. La plupart ne trouvèrent bien sûr rien et furent contraints de reporter leur recherche. Mais quelques-uns parmi les plus futés parvinrent à capturer quelques spécimens : ici une chèvre sauvage, là un écureuil particulièrement peu farouche. Ces animaux se retrouvèrent dans des cages ou des enclos de fortune, la mort dans les yeux.
La Buse quittait de plus en plus souvent son nid chevelu pour voler en cercles au-dessus du hameau et couvrir ses habitants d’une grêle de cris stridents.
Commandement Trois : Le Dahut organise son autonomie. Il ne compte sur personne et personne ne compte sur lui, car il sait que la vie ne vaut que gagnée. Ses fidèles doivent posséder cette même soif d’autonomie.
Tout un groupe décida également de faire honneur au commandement de semi-autonomie et commença à creuser des terrasses à flanc de montagne pour les rendre cultivables. Ainsi vola en éclat le rocher de granite qu’Elpaco aimait à appeler La Tête d’Urus : le museau s’effondra d’abord sous un coup de pioche rageur, puis la tête entière fût réduite en amas de pierres. Quand Elpaco exprima son désarroi aux meurtriers, on lui répondit : « Macchabée dans le terreau, multitude de poireaux ».
Méticuleusement, on défigura le havre de paix d’Elpaco.
Les bâtisses poussèrent comme des pustules sur la peau malade de la montagne. Le bruit et la lumière ne quittaient plus l’alpage. La Gnôle ne parlait toujours pas, mais elle trimbalait le même air de profond désespoir qu’Elpaco. Elle ne lui rendait plus que de rares visites.
Les encroyés, de plus en plus nombreux, entreprirent également d’établir l’autonomie énergétique du hameau. Ils détournèrent pour cela plusieurs des rus amont qu’ils firent rejoindre une grande rivière artificielle dans laquelle ils plongèrent force turbines, moulins et autres inventions à pales.
Commandement Quatre : L’alpage du Mercantour est sacré depuis le passage du Dahut des Monts autrefois. Il convient d’en illuminer la beauté jour après jour.
L’énergie afflua, en si grande quantité qu’il fallut lui trouver des utilités. Ainsi s’illuminèrent peu à peu des myriades d’écrans multicolores. L’on éclaira également les pics environnants avec de puissants projecteurs pour consacrer le charme du lieu.
Commandement Cinq : Le Grand des Monts ne dispense que rarement sa parole, mais quand il s’y adonne, celle-ci est sacrée. Les fidèles doivent répandre ses volontés par l’écho de la montagne.
Un soir, n’y tenant plus, les nerfs en pelote à cause du bruit qui semblait ne plus jamais devoir lâcher ses oreilles, Elpaco se porta jusqu’au pas de sa porte et, de toute sa gorge, de la glotte aux amygdales, hurla :
— Barrez-vous ! Décarrez ! Caltez ! Trissez-vous ! Défuntisez tous autant que vous êtes !
Mais personne ne fit mine de quitter le hameau. Pire, les encroyés se réunirent devant la masure d’Elpaco et clamèrent à leur tour, d’une seule voix :
— Barrez-vous ! Décarrez ! Décalottez ! Trissez-vous ! Défuntisez tous autant que vous êtes !
Elpaco, qui ne trouva pas le sommeil cette nuit, eut l’impression que la montagne résonnait encore de l’écho de ses imprécations reprises par ses fidèles.
Tous les soirs à la même heure, la foule se retrouva devant la maison d’Elpaco pour hurler :
— Barrez-vous ! Décarrez ! Décalottez ! Trissez-vous ! Défuntisez tous autant que vous êtes !
Commandement Six : Le Dahut est défini par son nom commun ; ainsi doivent l’être toutes les choses de l’humanité la plus pure au plus vulgaire glaviot de boue.
Très vite, ayant appris la nécessité d’appeler toute chose par un nom commun la définissant, les encroyés se mirent à chercher des myriades de substantifs pour tout et rien. Ainsi se formèrent de longues assemblées, théâtres d’infinis débats, à l’issue desquelles l’on nomma un pin L’Arbre, l’on appela Le Mont cette grande montagne et l’on baptisa, sans surprise, le hameau L’Alpage.
Ce manque d’imagination récurrent se manifesta également quand il s’agit de donner un patronyme à tous les encroyés. Après des heures de tempêtes de cerveaux vaines, des processus collectifs infructueux et des regroupements religieux pendant lesquels l’invocation de la sagesse du Dahut ne sembla pas être entendue, il fut décidé de s’inspirer de l’idée du Grand des Monts lorsqu’il nomma La Gnôle.
Les fidèles du Dahut empruntèrent leurs noms au vocabulaire pléthorique des alcools et spiritueux : ici Le Vin, là La Chartreuse. Tout le monde se vit affublé d’un sobriquet enivrant, si bien qu’à la fin Elpaco en ressentit une violente nausée.
Commandement Sept : Le Grand des Monts ne pourra être contraint, ni de son propre chef, ni de celui de ses encroyés, à quitter son havre du Mercantour.
Quand Elpaco voulut s’enfuir, le porte-parole replet lui rappela gentiment mais fermement le sixième commandement qui l’obligeait à demeurer auprès de ses fidèles. Elpaco se souvenait avoir formulé ce commandement pour les moments de doute, afin que jamais il ne soit tenté de revenir s’urbaniser. Il s’était en réalité tendu un piège parfait.
Il se maudit d’avoir été si naïf.
Le hameau s’était transformé en village, et s’il gardait un relatif isolement, qu’importait d’être déconnecté du reste du monde lorsqu’il ne pouvait l’être de ses voisins directs.
Commandement Huit : La Mort, non contente de délivrer le Grand des Monts le jour venu, délivrera également tous ses fidèles de leurs engagements envers lui et tous ces commandements deviendront alors caducs.
Un jour, alors qu’il se morfondait dans sa cabane, mâchonnant une rave sans saveur avec du gros sel, l’on frappa à sa porte. Habitué aux requêtes absurdes de ses encroyés, il maugréa :
— Entrez.
Il fut surpris de voir La Gnôle pénétrer dans son antre exigu. Il le fut d’autant plus quand elle ouvrit la bouche et que, pour la première fois, il entendit le son de sa voix. Elle possédait un timbre profond qui faisait vibrer son corps à l’unisson des mots qu’elle égrainait. Et cela s’assortissait d’une douceur exquise, une ode à l’écoute.
— Nous devons exploiter le huitième commandement de votre torchon humoristique.
Elpaco tiqua devant l’insulte à moitié cachée, mais ne se démonta pas pour autant.
— J’ai déjà pensé à cette possibilité de nombreuses fois. Mais aussi pénible que soit mon fardeau au milieu de ces zouaves, je doute que crever représente un meilleur sort.
— Il ne s’agit pas de tuer qui que ce soit.
— Ah. Vous voulez donc feindre ma mort par quelque artifice. J’y ai pensé aussi, je dois l’avouer. Et peut-être les rouages de mon cerveau sont-ils rouillés, mais je n’ai trouvé aucun subterfuge pour poursuivre une existence décente après un tel mensonge. Je ne suis hélas pas de ceux qui aiment à feindre la vie.
— Vous faites fausse route, sauf pour ce qui est des rouages rouillés de votre petite cervelle.
— Je ne vous suis pas. Et si vous avez juste décidé d’être aussi désagréable que ces ahuris, vous pouvez me laisser à mes tourments sans rajouter celui de la perte de votre amitié…
— Je ne ferais pas ça si je ne vous appréciais pas, Le Paco. Même si je dois avouer que j’appréciais encore plus notre ancienne situation et que je suis terriblement désolée que nous en soyons arrivés là.
Elpaco jeta un œil par la fenêtre à travers laquelle il pouvait observer un groupe d’ouvriers poser les bases d’une nouvelle cathédrale en forme de bulbe en l’honneur du Dahut. Il voulut verser quelques larmes, mais La Gnôle ne lui en laissa pas le temps.
— Vous aimez à nommer les choses comme si, précisément, elles étaient ces choses. La Buse, La Gnôle. Alors, à présent, nommez La Mort, et laissez-la vous rendre votre tranquillité.
Elpaco se remémora le septième commandement et le prononça à voix haute :
— La Mort, non contente de délivrer le Grand des Monts le jour venu, délivrera également tous ses fidèles de leurs engagements envers lui et tous ces commandements deviendront alors caducs.
Il sombra un instant dans ses pensées puis se tourna vers La Gnôle, une lueur d’espoir dans les yeux :
— Vous siérait-il de changer de patronyme, comme vous avez semble-t-il perdu votre mutisme ?
— Bien entendu.
— Alors, vous voici désormais La Mort.
Celle-ci inclina la tête et fit son œuvre de délivrance.
Après plusieurs jours d’adieux, pendant lesquels la tranquillité revint peu à peu dans le hameau, un conseiller de l’OMR se présenta. Apparemment mécontent, il prit acte du démantèlement du culte du Dahut et de la création d’une hérésie.
Elpaco déclara l’avènement du Fantôme du Dahut. Il édicta les commandements de sa nouvelle religion, écrits par La Mort elle-même. Des commandements qui devraient refroidir jusqu’au plus aventureux.